dimanche, février 19, 2006

Le Chant des Anges
Anatoly Grindenko
In Harmonie Divine (Opus 111 Muses)

C'est le Seigneur lui-même, qui, en se faisant chair, fut à l'origine de l'art de l'icône. Et pour que nous ne puissions douter de la légitimé de cet art, il laissa sur le drap de lin ("Mandilion") l'empreinte de son visage. C'est également le Christ, qui, en élevant un hymne de reconnaissance à son Père, une fois accompli le mystère de la Cène, fut à l'origine du chant liturgique: "Après avoir chanté les psaumes, ils sortirent pour aller au mont des Oliviers." (Mathieu ; 26, 30 Marc; 14, 26)

Selon l’enseignement de L'Église orthodoxe, l'Église terrestre constitue une image de l'Église et de la hiérarchie céleste, et le chant liturgique est l'image, l'icône du chant des anges. C'est pourquoi d'ailleurs on le dit "angélique" ; l'adjectif ne se rapporte pas uniquement aux qualités propres des chantres, mais se réfère surtout aux vertus qu'il partage avec celui des anges : le chant des anges invite à contempler la Gloire de la Sainte Trinité, le chant liturgique oriente l'âme vers Dieu, l'invite à méditer les mystères divins s'accomplissant en l'Église. Et si l'icône se propose de faire accéder à l'invisible à travers ce qui est visible, le chant liturgique pour sa part utilise les sons pour permettre l'accès à l’invisible. Par quels moyens ?
La première chose qu'il faut savoir, c'est que le chant liturgique n'est pas une forme d'art, mais une forme de prière particulière. Il est né dans les monastères d'Egypte et du mont Sinaï. C'est là, dans le silence des temples creusés dans les grottes, que s'est élaborée une conception de l'homme comme instrument de l'Esprit Saint. "Soyons la flûte, soyons la cithare de l'Esprit Saint" nous dit le Cappadocien Saint Jean Chrysostome. '"Préparons-nous à lui, de la même façon qu'on accorde un instrument. Qu'il touche nos âmes de son plectre." La vie même du chrétien était pensée comme un chant. Saint Grégoire de Nysse écrivait: "Dieu ordonne que ta vie soit un psaume, qui serait composé non pas de sons terrestres, mais qui puiserait aux cieux sa pureté et son intelligibilité. »

Dès le premier siècle qui suivit la naissance du Christ, l'humanité a cherché à donner une expression à ses nouveaux sentiments et à ses nouvelles pensées, ainsi que le voulait le prophète David : "Chantez au Seigneur un hymne nouveau". Et cet hymne fut chanté. Par leur travail soutenu, les premiers moines chrétiens ont ainsi développé l'art de l'icône, qui réunit en lui les caractéristiques de la peinture égyptienne, syrienne et grecque. Dans le domaine du chant, les principes syriens, coptes et grecs entre autres, renouvelés par l'expérience ascétique des premiers moines ont donné naissance à une forme de chant particulier. La base de ce chant n'est ni formée par des gammes, ni par des modes, mais par des formules mélodiques qui forment l'empreinte des mouvements de l'esprit et incarnent "le cri intelligible du coeur" . Ainsi, Saint Grégoire le Sinaîte définissait-il le chant liturgique. Ces formules mélodiques jaillies des tréfonds de l'âme se sont affinées avec le temps, certaines se sont perdues, d'autres gardées pour finalement composer un immense fond mélodique. Les chants liturgiques ont été assemblés comme une mosaïque à partir de ce fond. Les scientifiques évoquent à ce sujet le procédé du centon, du mot latin "cento", qui désigne un morceau d'étoffe et une poésie composée à partir de vers ou de bribes de vers antérieurs. On peut ajouter à ce propos que le "nome" de l'Egypte ancienne se composait lui aussi d'une série de combinaisons mélodiques, dont on se servait pour chanter les textes liturgiques.

A partir du VIIIe siècle après Jésus-Christ un système musical s'est progressivement construit reflétant la structure du chant séraphique. Suivant l'enseignement de Denys l’Aéropagite, le chant séraphique est composé de trois types de mouvements : un mouvement circulaire, un mouvement linéaire et un mouvement de spirale. Pour rendre compte de ces mouvements sur le plan liturgique, un système s'est mis en place qui unissait les chants du propre et de l'ordinaire, les chants de l'ordinaire sont ceux dont le texte et la mélodie restent inchangés tout au long de l'année. Il s'agit de tous les chants de la Liturgie, d'une partie des Vêpres et des Matines. Ces chants se rapportent aux temps forts des Evangiles. Les chants du propre incluent par exemple les tropaires ou les canons spécifiques aux différentes Fêtes, aux différents saints ou aux icônes, auxquels est consacré tel ou tel jour de l'année. Ces derniers chants sont soumis au principe des "huit modes" (Octoechos). En simplifiant un peu, on peut dire que le fonds mélodique dont il était question plus haut se divise en huit parties, appelées "mode". Chacun d'eux possède des caractéristiques mélodiques particulières ainsi qu'une signification propre au plan liturgique. Le chiffre 8, lui-même, symbolise le siècle à venir dans l'éternité. Ainsi le système des huit modes s'interprète comme l'état de prière éternelle devant la Très Sainte Trinité.
Durant une semaine entière, à partir du samedi, l'un de ces modes va prédominer. Chaque semaine, on change de mode pour revenir la huitième semaine au premier mode. On obtient ainsi environ 26 cycles, qui sont orientés vers la Pâque et forment le cycle annuel. Il existe un grand nombre de cycles moins importants qui sont à l'image du grand cycle annuel. Ainsi le cycle dominical, dont les chants évoquent ceux de Pâque ou encore celui de l'office quotidien organisé autour de l'Eucharistie, et il en existe bien d'autres encore liés aux différentes fêtes. Ces cycles dont l'axe est formé par les chants fixes figurent ainsi le mouvement circulaire des anges. Entraînée dans ce rythme, l'âme devient elle-même semblable à un ange, puisqu'elle accomplit ce que les anges eux-mêmes accomplissent. L'extrait de la lettre de Basile le Grand àAmphiloque, indiquant les principes spirituels qui président à la technique du cristal dans l'iconographie peut pleinement être rapporté au chant liturgique.
L'Évangéliste, l'iconographe comme le "ras-pevchtchik" (c'est ainsi qu'on désignait autrefois les compositeurs en Russie) délivrent la Bonne Nouvelle reçue de Dieu et ressemblent par là aux anges qui, loin de garder égoïstement pour eux la Lumière Divine, éclairent les autres de cette lumière dont ils resplendissent. Les formules mélodiques des chants liturgiques, parce qu'elle ne renferment aucun élément psychologique, reflètent la beauté du chant seraphique comme le font les cristaux des icônes. (On qualifie aussi les anges de "secondes lumières", puisqu'ils ne brillent pas par eux-mêmes, mais reflètent la lumière divine.) L'introduction du moindre élément psychologique ou naturaliste dans l'icône ou dans le chant religieux, en effet, séduit notre sensualité, retient notre âme auprès de nous-mêmes et l'empêche de s'élever vers l'image première.
Comparez les impressions que produisent respectivement une icône de Maître Denis et un tableau de Grunewald, un canon eucharistique des XVIe et XVIIe siècles et le "Nous te louons" sur le même texte de Pavel Tchesnokov (1877-1944). En. dépit de leur ferveur religieuse, de leur piété et de toutes leurs qualités, ces artistes rabaissent involontairement le sens des textes sacrés, ils les appauvrissent, en les réduisant à l'interprétation qu'ils en font. La force de leur talent artistique empêche l'âme en prière de se tourner librement vers Dieu. Au lieu d'une icône, on obtient une peinture sur un sujet religieux, au lieu d'un chant liturgique, de la musique pour église ou simplement de la musique sur des paroles religieuses. En s'identifiant durant la prière aux événements retracés dans les Evangiles (ainsi que l'enseigne Saint Ignaœ-de-Loyola), en imaginant le Christ, l'homme prend le risque, selon la doctrine orthodoxe, de ne plus s'adresser au Véritable Dieu, mais à la représentation qu'il en a.
Pourquoi la musique instrumentale est-elle interdite dans la Liturgie orthodoxe ? On pourrait répondre longuement sur ce sujet et rappeler, par exemple, comment le peuple d'Israël, fuyant l'Egypte, loua Dieu par ses chants et non en jouant de la musique (Exode; 14,31). De même David chanta à Dieu une louange, lorsque le Seigneur le délivra de ses ennemis (2 Samuel ; 22,1). Rappelons-nous aussi ces trois adolescents précipités dans la fournaise par Nabuchodonosor pour avoir refusé de s'incliner devant l'idole au son des différents instruments de musique, et qui, dans le feu, chantèrent Dieu. On peut également attirer l'attention sur le fait que c'est un descendant de Caïn, maudit par Dieu qui devint "le père de tous ceux qui jouent de la cithare et du chalumeau" (Genèse ; 4,21). On pourrait encore citer de nombreux exemples pour prouver la prééminence du chant, en particulier, dans les moments où l'homme se trouve entre la vie et la mort. Lorsque notre Seigneur Jésus-Christ commença sa vie sur terre, la musique instrumentale, durant la prière, n'était absolument pas nécessaire. On ne peut concevoir que le Christ, après l'accomplissement du mystère de la Cène, se mette à jouer d'un quelconque instrument. On n'imagine pas non plus Adam et Eve en train de fabriquer une flûte ou un tam-tam pour s'adresser à Dieu.

Avec la venue du Christ, comme nous l'avons dit plus haut, l'homme lui-même est devenu l'instrument de l'Esprit Saint, Ainsi tout homme peut devenir une partie de cet instrument grâce auquel il est possible de louer Dieu ensemble, "d'une même bouche et d'un même coeur"